D’abord, la main se glisse par automatisme dans le sac
pour se saisir du carnet. Les doigts, aveugles, palpent, cherchent la
couverture en moleskine prune, mais ne trouvent que le cuir lisse du
portefeuille, la douceur rugueuse de la trousse à maquillage, le métal froid
des clés. Bon sang ! On ne trouve jamais rien dans ce foutu sac !
Elle l’empoigne à pleine main à présent. Puisque le
toucher n’a pas suffi, ajoutons-y la vue. Mais les yeux ne mentent pas, ils ne
font que constater l’absence. Première bouffée d’angoisse. Elle regarde autour
d’elle, en se répétant intérieurement : « Oh non ! Pas ça !
Tout, mais pas ça ! ». Mais après quelques instants de fouille méticuleuse
de tous les endroits probables ou pas où elle aurait pu le poser, il faut se
rendre à l’évidence : il n’est nulle part.
Et elle a envie de chialer. Une envie tellement forte
qu’elle lui tord le bide. A-t-elle inscrit ses coordonnées à l’intérieur ?
Quand l'a-t-elle eu en main pour la dernière fois ? Où peut-elle l’avoir
perdu. Elle revoit les trajets de sa journée dans sa tête, essaie de se
souvenir de la dernière fois qu’elle l’a vu, ravale un sanglot. Perdu ! Il
est perdu ! Peut-être pour toujours. Son précieux, son indispensable,
pourrait bien être dans au moins douze endroits différents, si ce n’est plus.
Bon sang ! Mais est-ce que j’ai écrit mes coordonnées dedans ?! La
panique monte, les larmes affluent, c’est la crue, l'inondation est imminente.
Elle tente de se raisonner. Ce n’est qu’un carnet. Valeur marchande ?
Vingt balles et des poussières. Valeur sentimentale et personnelle ?
Inestimable.
Alors, pour ne pas pleurer, comme dans une chanson de
Bénabar, elle dresse la liste de ce que contient la partie papier de son
cerveau. En vrac : des notes, des plans, des croquis de tous les projets
de romans sur lesquels elle travaille ou compte travailler, le décompte
artistiquement stylisé du nombre de livres lus dans l’année, les plannings de
publication de tous les livres lus depuis le début de l’année, et la liste de
ces mêmes livres, classés par mois, s’ils vous plaît. Des citations, des
dizaines d’idées et de projets en tous genres, illustrés et couchés sur le
papier pour faire de la place dans sa tête sans risquer de les oublier, une
page entière de mots de passe de toutes sortes : Facebook, Twitter et
autres réseaux sociaux, adresse mail et consort. Peut-être égarés pour
toujours, la liste des bonnes résolutions de l’année, celle des objectifs
littéraires (et autres) à atteindre, des photos, des souvenirs, des playlists,
des pages de suivi de séries, des pages de journal intime remplies
frénétiquement de sa petite écriture au stylo bille noir. Tellement de petites
choses qui n’ont de valeur qu’à ses yeux.
Et le fait de savoir que tout a peut-être disparu pour
toujours la rend malade de chagrin. Ce carnet, c’est une extension d’elle-même,
un disque dur externe quand celui qu’elle porte sur les épaules est trop plein.
Et comme une amputée qui sent encore sa jambe disparue, elle tend par réflexe
la main vers la table de nuit, le stylo-bille déjà ouvert, prête à coucher sur
le papier cette douloureuse mésaventure. Avant de se souvenir qu’elle n’a plus
rien sur quoi écrire. Elle y a passé tellement de temps sur ce carnet, à le
décorer, à le penser pratique, clair et fonctionnel. Et peut-être va-t-il
falloir tout recommencer ! On pourra faire une copie à peu près
ressemblante, mais on ne remplacera jamais ce qui a été égaré.
Depuis cinq ans, c’est la même règle : un nouveau
carnet à la couverture en Moleskine tous les ans, le premier janvier, qu'elle
remplit consciencieusement jusqu’au 31 décembre, et ainsi de suite. Le même
rituel depuis cinq ans. Quatre carnets trônent déjà sur l’étagère, témoins des
années écoulées. Où es-tu numéro 5 ? Est-ce que quelqu'un t'a trouvé, et
cherche à te rendre à ta propriétaire ? Est-ce que quelqu’un est en train
de te lire ?! Cette idée la fait frémir. Trop personnel pour que quiconque
y pose les yeux ! Ce serait comme fouiller l’intérieur de sa tête. Le pire
dans tout ça, l’ironie insupportable de la situation, c’est qu’elle a commencé
les carnets après avoir lu quelque part : « écrivez toujours sur un
carnet, car les feuilles s’envolent ». Un conseil qui lui avait semblé
avisé. Les carnets, eux, on cet avantage de ne pas savoir voler. En revanche
ils se perdent.
A.S
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